[T4T 7] Interview d’Isabelle Kocher de Leyritz

 
 
 

Isabelle Kocher a dirigé le groupe Engie. Elle préside Blunomy, société de conseil entièrement dédiée à la transition des entreprises

 

Lors du Transition Forum 2023, vous nous avez indiqué que le changement que vivent les entreprises aujourd’hui est totalement inédit. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Les entreprises ont toujours innové : ce n’est pas nouveau ! Des technologies novatrices remplacent régulièrement des techniques bien implantées. Chaque fois, des acteurs s’adaptent et d’autres disparaissent. Aujourd’hui, c’est différent : c’est le déclencheur qui est nouveau. Le besoin de changer ne vient pas d’une technologie efficace qui déclasse les autres, mais de contraintes extérieures, les limites planétaires. Des contraintes qui s’imposent à tout le monde, qui obligent tous les acteurs à évoluer dans leur façon de faire, repenser leur chaîne d’approvisionnement, repenser les produits eux-mêmes, bien au-delà de la seule question de l’alimentation en énergie des usines qui les produisent.

L’inédit est dans ce déclencheur « extérieur », plutôt qu’une technologie prête à l’emploi émergeant des acteurs eux-mêmes et aussi du coup dans le fait que toutes les solutions ne sont pas prêtes justement, que le chemin est mal balisé. Quel contraste !  Il n’a jamais paru aussi nécessaire de faire évoluer les métiers en profondeur, ET les modalités à mettre en œuvre n’ont jamais été aussi floues. Cette transition de ce point de vue ressemble bien plus à une exploration qu’à un voyage : un cap à l’horizon se dessine, une économie plus inclusive, plus circulaire, décarbonée ; mais le parcours fin se décide étape après étape, requérant des entreprises beaucoup d’agilité, de jeu de jambe, et une très grande capacité à apprendre des essais/erreurs de chacun.

Vous parlez souvent de la définition du succès des entreprises, qu’il faut repenser d’après vous. Qu’entendez-vous par là ?

A situation nouvelle il faut des points de repère collectifs nouveaux ! Il est urgent de se mettre d’accord sur une nouvelle façon de mesurer la performance des entreprises, car telle qu’elle est aujourd’hui, principalement financière et principalement court terme, elle incite plutôt à l’accélération en ligne droite plutôt qu’à un virage. C’est problématique pour le collectif mais pour les entreprises aussi ! Cette façon historique de mesurer la performance des entreprises ne capture pas leur capacité réelle à explorer efficacement et donc à survivre à cette transition. L’ajout aux paramètres « euros » historiques de la performance, de paramètres « ESG » mesurant des intensités carbones ne suffit pas à rendre compte du caractère réellement “future-proof” d’une entreprise : a -t-elle organisé ses relais de croissance vers les solutions dont le monde va avoir besoin ? Investit-elle réellement dans cette direction ? Est-elle capable d’anticiper le risque de “stranded assets” qui pèse sur certaines de ses activités ? Comment se situe-telle par rapport à ses concurrents dans ce mouvement ? La logique historique de compliance et quasi binaire en matière de RSE (être ou ne pas être SBTi compatible par exemple) ne permet pas de répondre à cette question. De plus, le risque d’effet “château de cartes” est réel, chaque investisseur ou prêteur s’appuyant largement sur les engagements « zéro carbone » pris par les entreprises qu’il finance, chacune d’entre elles s’appuyant largement sur les engagements « zéro carbone » de ses fournisseurs ou clients pour affirmer les siens propres.

Mesurer la performance stratégique, le caractère plus ou moins « future-proof » d’un portefeuille d’activités : c’est bien cela le mouvement en cours, et qui s’outille progressivement.  Ce qui est notable ici, c’est que la science des données a énormément progressé. Il est désormais possible de profiler assez finement les entreprises avec les données disponibles sur son panel d’activités. Car si de grandes incertitudes subsistent au plan technologique, il est quand même clair que les activités ne sont pas égales devant la transition : certaines sont directement menacées par la transition, d’autres en bénéficieront au contraire, d’autres enfin auront simplement à s’ajuster à la marge. Tout cela est par définition mouvant, au fur et à mesure que les avancées technologiques lèvent les incertitudes. Mais de plus en plus d’investisseurs et de prêteurs évaluent, à chaque instant, le panel d’activités d’une entreprise, ce à quoi elle consacre ses investissements, sa chance de se positionner mieux ou moins bien par rapport aux autres dans les années à venir, et finalement déterminent des conditions de valorisation et d’accès au financement qui correspondent à cette situation.

Il est d’ailleurs frappant de constater qu’au sein d’un même secteur, les différences de profils de risques et d’opportunités de transition peuvent être très différents d’une entreprise à l’autre. Le pourcentage d’activités à fort risque de transition peut aller du simple au triple, les efforts de développement de technologies nouvelles sont très variables. Il est donc absolument logique, pour l’entreprise et toutes ses parties prenantes de comprendre bien où elle se situe et de veiller à rester “future-proof”, justement.

Visualisation des risques de transition entre deux entreprises (A et B), issu de l’outil Horizon co-développé par Blunomy et une grande institution financière

Les entreprises (réelles)  A et B appartiennent au secteur de la fabrication de pièces pour le secteur automobile. Elles sont de taille similaire et opèrent sur des géographies comparables. Leurs revenus sont catégorisés en fonction de leurs activités, auxquelles sont associées des niveaux de risque et d’opportunités de transition. 

Exemple : revenus issus de la fabrication d’équipement de moteurs thermiques à énergie fossile (en rouge, fort risque de transition), revenus issus de la production de châssis (en orange, risque de transition modéré et activité à verdir avec une énergie moins carbonée) revenus issus de la fabrication de batteries pour véhicules électriques (en vert, croissance forte attendue).

C’est le début d’une nouvelle ère de représentation du succès. Jusque-là, les approches ESG étaient rarement stratégiques. Là, elles le deviennent. Elles étaient essentiellement centrées sur le “comment” : quelle énergie utilisée pour chauffer les bâtiments ? Pour alimenter les usines ?  Elles évoluent vers le “quoi” : est-ce que les activités déployées sont appelées à durer ? Quelles sont les activités relai possibles, à quelle vitesse et comment opérer cette bascule ? Et finalement la vitesse est le paramètre sur lequel les dirigeants ont le plus de leviers, plus que sur le point de départ ! Regarder finement les budgets d’investissement permet de passer de la « photo » comparative des acteurs au « film », et de constater que dans certains cas les écarts entre acteurs vont encore se creuser.

Pour vous, le secteur de l’énergie a expérimenté ceci longtemps avant les autres ?

Oui, le secteur de l’énergie a vécu ce « quoi » quinze ans avant les autres, par nécessité de par sa nature très carbonée : il a été le premier secteur mis au pied du mur. Lui aussi a commencé par un travail sur le “comment” (ex. : mieux chauffer les bâtiments des centrales à charbon ou des plateformes pétrolières). Puis il a travaillé sur le “quoi” : ralenti puis en général en Europe stoppé l’activité de production d’électricité à partir de charbon, développé des centrales éoliennes, solaires, géothermiques.

La différence de valorisation entre les acteurs qui ont pris au sérieux à temps ce virage du charbon et les autres est massive aujourd’hui. Il est probable que si l’on transpose cela à la situation d’autres secteurs aujourd’hui, si l’on considère les degrés d’efforts très variés des acteurs pétroliers pour migrer vers des activités décarbonées par exemple, des écarts importants se verront progressivement dans les valorisations. Car même si l’on mettait de côté toute question de morale ou d’éthique, il s’agit bien réellement de la capacité de faire partie du futur, et d’y jouer le rôle le plus décisif possible.

Je fais partie des gens qui pensent que l’entreprise est une merveilleuse source d’innovations et de solutions, qu’elle a un rôle capital à jouer dans la transition, que sa raison d’être même est de flécher sa puissance de création vers les solutions dont le monde a besoin, d’ouvrir des voies. C’est comme cela que je vois la responsabilité de l’entreprise. Je suis fondamentalement en désaccord avec une vision statique de la responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise, qui se bornerait à une obligation de conformité à des limites fixées par les Etats supposées suffisamment bien calibrées pour protéger, si elles étaient respectées, la communauté. Vision qui me semble aussi impraticable concrètement (qui pourrait interdire l’utilisation du pétrole demain par exemple ?) qu’utopique, faisant reposer sur les Etats la responsabilité de découvrir les technologies et les solutions de l’avenir, ce qui a rarement été leur meilleur rôle.

Mais même dans les régions du monde où cette vision statique de la responsabilité de l’entreprise tient la corde, personne ne dédaigne cette question toute simple, quand il s’agit d’évaluer sa valeur : est-elle prête à être compétitive sur les marchés qui émergent ? Saura-t-elle capter cette croissance mieux que les autres ? A quel point est-elle prête sur ces nouveaux terrains ? Future-proof donc ?

La question est d’ailleurs à regarder en dynamique. Certains fonds commencent à se spécialiser dans des thèses d’investissement dites “braun to green” : il s’agit de miser, sur une période de quelques années, sur le changement du mix d’activités d’une entreprise, qui projette de diminuer ses activités à fort risque de transition, lancer des activités nouvelles à fort potentiel, car justement capables de tirer parti de ces marchés émergents. Dans ce cas, la création de valeur est moins liée à une augmentation nette de la taille de l’entreprise qu’à une migration de son portefeuille d’activités, et meilleurs multiples de valorisation.

C’est au fond ce que j’ai vécu dans le secteur de l’énergie. Une création de valeur forte sur la période (50% de TSR : Total Shareholder Return) d’abord drivée par un changement de mix d’activités réalisé sur une période suffisamment longue pour opérer le mouvement en profondeur, et suffisamment courte pour qu’une poignée d’actionnaires décidés soient prêts à s’écarter un temps d’une logique de progression trimestrielle. Dans notre cas, le calibrage a été dimensionné sur quatre années, mais chaque situation est évidemment spécifique.

 

Mais toute la démarche que vous décrivez, c’est essentiellement valable pour les grandes entreprises ?

C’est souvent moins une question de taille qu’une question d’agilité. Et à ce jeu-là ce ne sont pas toujours les plus gros acteurs qui sont les meilleurs ! Cette transition concerne tous les acteurs. Je ne connais aucun secteur économique où le besoin de transition (de chaîne de fournisseurs, de mise en place de circuits plus circulaires, de requestionnement des produits) n’est pas significatif.

De mon point de vue, la clef c’est l’anticipation. Même pour les acteurs en bonne santé financière. Une rentabilité élevée est en soi une bonne nouvelle, mais peut aussi anesthésier une équipe, la conduire à chercher plus l’optimisation permanente de sa gestion que la réflexion prospective. Pourtant, plus une entreprise est profitable aujourd’hui, plus elle a les moyens de se lancer et d’avancer. C’est souvent une courbe en U : il y a un effort à faire au début, il faut accepter de ralentir des activités qui sont parfois très profitables pour se déplacer vers d’autres qui vont le devenir. Mais il faut amorcer la pompe. Il faut un effort au départ : accepter de dépenser de la ressource (humaine et financière) pour lancer ces nouveaux développements. Plus l’entreprise prépare ce mouvement lucidement, en amont, mieux elle pourra gérer son virage.

Au moment de se lancer, l’entreprise aura besoin de convaincre que cet effort vaut la peine, que la démarche est crédible, qu’elle amènera à un meilleur positionnement pour l’avenir, dans l’absolu bien sûr, mais aussi par rapport à ses concurrents. Certains benchmarks sont déjà parlants (v. plus haut), comparant les « business mix » très précisément, positionnant les acteurs comme les petits chevaux sur les plateaux de jeux d’autrefois.

 

Quelles sont les principales barrières dans cette démarche ?

La première barrière à franchir, c’est de parvenir à visualiser, imaginer un futur. Même quand vous commencez à vous dire que le charbon n’est pas votre futur, c’est difficile de joindre le geste à la parole si vous n’arrivez pas, dans le même temps, à faire émerger des développements possibles. Financièrement, mais aussi humainement, c’est très compliqué de mettre en œuvre une stratégie qui ne se traduit que par des « moins » !  La première barrière à passer, c’est donc d’imaginer sur quel type de services ou d’activité peut se concentrer la croissance. Quels sont les besoins critiques non couverts ? Quels sont les savoir faire et la culture requis pour être compétitif ?  La bonne nouvelle ici, c’est que la transition induit un nombre considérable de solutions et d’infrastructures à développer : le défi pour chaque entreprise est plutôt de choisir des terrains qui conviennent à son ADN, au type de défis dans lesquels ses équipes exceller auparavant.

Une autre barrière à franchir est de savoir mettre en place une organisation, des équipes, des partenariats qui fonctionnent et qui permettent d’être bons assez vite sur ces nouveaux domaines et de gagner du temps. Il faut prouver assez vite que ça marche et, surtout, que ça marche à l’échelle. Ce défi de massification est particulièrement difficile pour les grands groupes, dont la force est justement d’avoir passé à l’échelle les métiers d’hier. Pour eux, difficile de concevoir des activités relais qui ne soient pas susceptibles de devenir, et rapidement, au moins aussi importantes que les précédentes. Sortir des logiques de POC (Proof of Concept), passer en mode industriel est un véritable défi.

J’ajouterais que cette visualisation d’un projet ne peut être juste celle d’un dirigeant tout seul du haut de sa tour. Il faut faire les bons choix dans chaque géographie, ce qui nécessite un travail de terrain avec les équipes. Faire émerger : c’est sans doute cela le rôle principal du leader aujourd’hui. Localement, partout, car on n’aura évidemment pas le même cocktail de solutions en Indonésie qu’en Belgique : la justesse, c’est au niveau local qu’il faut la trouver.

Visualiser un futur réaliste, praticable et ajusté et mettre en place des partenariats, de la coopération avec les fournisseurs de solutions et avec des clients un peu avant-gardistes qui sont prêts à tester les choses : voilà se qui se pratique chez les entreprises les plus agiles, dans tous les acteurs de l’économie aujourd’hui.

Dans le cadre de Blunomy, vous travaillez essentiellement là-dessus. Avez-vous des exemples à nous présenter d’entreprises que vous avez accompagnées et qui prouvent que cela fonctionne déjà ?

Notre métier, c’est d’aider les acteurs à dimensionner une transition qui crée de la valeur vite.

Nous sommes des catalyseurs et des facilitateurs, en mode outillage pratique d’exploration justement ! Avant de lancer Blunomy, nous avons interviewé plus de cent dirigeants, pour identifier ce qui les ralentit le plus dans leur mouvement de transformation. C’est de cela que nous nous sommes inspirés. Pour cette première année, nous avons mis l’accent sur la création d’outils destinés aux Comex et aux Boards : faire émerger de la complexité ambiante des représentations stratégiques des portefeuilles d’activités, des comparaisons crédibles avec les pairs, des options de repositionnement et de leurs impacts. Nous avons fait ce travail pour les entreprises mais aussi, par assemblage, pour des banques et pour des fonds d’investissement. Je suis impressionnée de la vitesse à laquelle beaucoup de ces institutions avancent.

L’intérêt pour les opportunités de transition est très fort chez les fonds qui cherchent à déployer du capital. Traduire les modèles d’affaires des solutions nécessaires à grande échelle (stockage d’électricité, stockage de carbone par la nature, gaz verts, recyclage de plastiques) en thèses d’investissement et d’impact crédibles est un domaine dans lequel nous avons fait beaucoup d’efforts cette année, en partenariat avec les fonds les plus avancés sur ces sujets. Ces sujets ne sont plus l’apanage de quelques visionnaires avant-gardistes – bravo à eux ! – sont repris par les institutions les plus importantes et c’est encourageant.

Enfin, aider toutes les organisations à délivrer à leurs équipes les formations à la bonne échelle nous motive particulièrement. Seuls les plus jeunes d’entre nous ont « appris le carbone » à l’école. J’ai, comme beaucoup, appris « sur le tas » ! Préparer des formations efficaces, accessibles, est un domaine dans lequel il est très utile d’investir. Le lancement avec Axa Climate de la « Net Zero School » est une première étape, il y en aura d’autres !

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TIME FOR TRANSITION #7